Les fondements

A- L'acquisition d'habiletés d'ordre logique : un objectif important mais négligé de la formation universitaire

Remarquons d'abord qu'à côté des objectifs énoncés plus haut, les règlements ou politiques du premier cycle de plusieurs universités comportent, de façon plus ou moins explicite, une référence à l'acquision de compétences d'ordre logique. [note 5] On fait mention de capacités approfondies d'analyse et de synthèse; on y parle de cohérence du discours, de discipline de l'esprit, de pensée critique -- toutes des notions ou des habiletés d'ordre proprement logique.

Mais on pourrait être plus explicite et énoncer un certain nombre d'habiletés qui sont à ranger sous ce terme et qui devraient manifestement faire partie d'une formation universitaire complète. Ainsi :

  • Une personne terminant un baccalauréat devrait être capable d'ordonner facilement et systématiquement les connaissances qu'elle acquiert d'une même réalité; elle devrait savoir distinguer l'essentiel de l'accessoire et classer au bon endroit ce qui vient avant ou après, ce qui est un fait et ce qui est une hypothèse, ce qui est une cause et ce qui est un effet.
  • Elle devrait avoir pris l'habitude en abordant une nouvelle étude ou en commençant une recherche, de définir les objets considérés; et surtout, elle devrait être capable de le faire correctement.
  • Elle devrait être capable d'identifier une définition ou un argument circulaire, un énoncé ambigu, une affirmation gratuite, une contradiction cachée, un sophisme.
  • Elle devrait pouvoir distinguer un indice faible d'une preuve rigoureuse et une simple opinion d'une connaissance fermement établie; par suite, elle ne devrait pas être dupe et prendre l'une pour l'autre.
  • Enfin, elle devrait pouvoir exprimer par écrit ce qu'elle connaît, avec simplicité, précision et cohérence.

De telles habiletés devraient être acquises ou développées au cours d'une formation universitaire, ne serait-ce que parce qu'elles aident à apprendre. Il est bien connu en effet que l'on n'apprend pas simplement en empilant les connaissances, mais en les structurant. [note 6] Or, pour cela, il faut être capable de faire (consciemment ou non) diverses distinctions et analyses d'ordre logique. C'est pourquoi un spécialiste possédant une bonne formation en logique a de bonnes chances d'être un meilleur spécialiste -- c'est-à-dire une personne qui connait beaucoup de choses précisément mais qui, surtout, a une tête bien faite, une tête remplie de connaissances bien organisées, une tête consciente de la portée et des limites de ce qu'elle connait.

Mais un spécialiste capable de faire facilement les opérations d'ordre logique énumérées précédemment est aussi une personne qui a plus de facilité à aborder de nouveaux sujets avec rigueur; par le fait même, elle est mieux préparée à poursuivre par elle-même sa formation et elle a plus de facilité à comprendre le langage ou les préoccupations des gens formés en d'autres disciplines ou champs d'études.

Enfin, une formation en logique est sans doute ce qui peut contribuer le plus à rehausser la qualité de l'expression écrite -- qui fait défaut à plusieurs diplômés. En effet, s'il est parfois si difficile d'exprimer une idée par écrit de manière claire, précise et cohérente, ce n'est pas tellement parce qu'on a des difficultés avec l'orthographe ou la grammaire ou qu'on a un style très pauvre. Le problème principal est généralement plus profond; il trouve sa racine dans une pensée mal organisée. [note 7]

Certes, une formation d'ordre logique n'est pas une panacée -- la suite de notre texte le manifestera amplement. Il n'en demeure pas moins qu'elle constitue presque un préalable à l'acquisition méthodique et approfondie d'un quelconque savoir spécialisé, qu'elle aide à percevoir les limites de sa discipline ou de son champ d'études, qu'elle facilite les échanges entre spécialistes et que, finalement, elle améliore la qualité de l'expression écrite.

Ceci dit, il est assez évident d'une part que les habiletés d'ordre logique mentionnées plus haut ne sont pas déjà suffisamment maîtrisées par la majorité des étudiants et étudiantes qui arrivent à l'université : les 10 heures de logique prévues aux programmes du collégial ne sauraient suffire. Mais, d'autre part, ces habiletés ont assez peu de chance d'être mieux maîtrisées à la fin d'un programme de premier cycle étant donné que, dans les faits, assez peu de moyens sont pris pour les développer.

On enseigne en général la chimie, l'histoire de l'art, la sociologie, ou toute autre discipline ou champ d'études sans prendre le temps de discuter des défauts d'une définition suggérée par un auteur étudié, sans mettre en évidence l'ambiguïté d'un énoncé trouvé dans un texte, sans manifester l'équivocité d'un mot qu'on y rencontre, sans critiquer les prémisses ou la forme de son argumentation. Par ailleurs, on ne commente pas, ou si peu, les textes des étudiants à l'un ou l'autre de ces titres. On ne leur demande jamais, ou presque jamais, de récrire un texte parce que, par exemple, certains termes importants n'étaient pas définis, parce que le sujet était mal amené dans l'introduction, parce que le sujet annoncé ne correspondait pas à ce qui était effectivement traité par la suite, parce que la ou les conclusions dépassaient ce qui serait permis par les faits et les principes posés dans le développement, etc. On ne fait pas de telles remarques ou requêtes, hormis quelques exceptions, parce qu'on n'en a pas la compétence, ou pas le temps, parce que le programme est trop chargé, parce qu'on n'a pas de méthode adéquate pour le faire, parce que les habiletés concernées sont supposées être déjà acquises, parce qu'on laisse ça aux autres professeurs ou cours en pensant, généralement à tort, que les autres le font. Ainsi, les cours directement liés à la discipline ou au champ d'études sont rarement l'occasion de considérations d'ordre logique et assez peu de programmes comportent un quelconque cours qui s'occuperait spécifiquement de ces questions -- et cela à peu près pour les mêmes raisons : pas de temps, pas d'espace. Mais, par ailleurs, on s'imagine que les étudiants qui terminent leur baccalauréat auraient dû développer ces habiletés. Cela, à notre avis, relève de la pensée magique.

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© Victor Thibaudeau, mai 2008